Juillet 1940, Paul Bernard rentre de Dordogne, où il a vécu, à la suite de l'évacuation d'une partie de l'Alsace. En gare de Strasbourg, il est accueilli en fanfare par les nazis.
Une fiction ? Non, c’était bien réel. Je m’en souviens. Je m'appelle Paul Bernard et, ce jour-là, le 16 juillet 1940, j’étais dans le train avec ma famille ; nous rentrions à Strasbourg, ma ville natale. Dans notre voiture bondée, un silence relatif régnait, rythmé par le bruit du train et le ronflement des passagers. La lecture d’un livre passionnant, acheté juste avant le départ à la librairie de Périgueux, me tenait éveillé. Le livre d'un auteur qui s’était engagé aux côtés des Républicains espagnols. Comment aurais-je pu imaginer que cet homme, André Malraux, jouerait bientôt un rôle important dans ma vie ? C’est ainsi que tout avait commencé. Trois cents mille Alsaciens, et nous... Évacués d’Alsace le 2 septembre 1939. Nous avions été obligés de quitter notre chère Alsace. Nous avions trouvé refuge en Dordogne. À Périgueux, la famille qui nous avait accueillis avait été formidable et nous avions vécu presque paisiblement. Cela avait duré presque un an, jusqu’à ce qu’en mai 1940, l’Allemagne attaque la France. Deux mois plus tard, les menaces brandies par les nazis, sur notre famille et nos biens avaient décidé mes parents à rentrer.
Un regard jeté au paysage à travers la fenêtre réveilla mes souvenirs. La lumière crue d’une forêt de sapins noyée de vert ranima un passé que j’avais tant bien que mal essayé de contenir les mois précédents : la cour de notre maison à colombages de Schiltigheim, les jeux idiots avec Jeanne, ma petite soeur, les interminables parties de billes avec Georges, mon camarade d’école, les balades familiales en montagne… Mes souvenirs d’enfance affluaient… Cet hiver 1930, par exemple, durant lequel nous avions passé quelques jours au Struthof, une si agréable petite station de sports d'hiver. J’avais sept ans, Jeanne en avait quatre. Nous avions fait de la luge et construit un bonhomme de neige gigantesque. Et puis Noël ! Toute ma famille joyeusement réunie dans la Gross Stub, autour de la table à manger. La chaleur émanant du Kaecheloffe, la douce odeur du pain d'épice, la saveur exquise des Bredele... En me tirant par la manche de ma chemise, Jeanne interrompit le cours de mes pensées. Combien de temps restait-il avant l’arrivée du train ? Encore une heure... J'abandonnai à regret mon livre, et, pour rompre l’ennui, je proposai d’écrire un message codé que nous enverrions à Georges, qui avait été évacué à Montpellier, pour lui annoncer notre retour à Strasbourg. C’était un passe-temps familial : écrire un texte dont les premiers mots de chaque phrase constituaient une phrase cachée. Notre petit jeu amusa ma sœur, moi, j'étais ému. J’avais hâte de retrouver Georges… J’ignorais que nous ne nous reverrions pas. Plus nous nous rapprochions de l’heure d’arrivée, plus je ressentais de l'excitation à l'idée de retrouver Strasbourg. Une excitation mêlée de peur. Parce que dans la ville que j'aimais, il y avait désormais des nazis. Pour tromper mon impatience, je sortis mon carnet de croquis et esquissai la maison où j’habitais, en espérant que rien n’avait changé. Je n'aurais pas pu prévoir ce qui allait nous arriver, c’était tout simplement une pure folie... A notre descente du train, nous fûmes stupéfaits de l'accueil que nous avaient réservé les nazis, en gare de Strasbourg. Des drapeaux à croix gammées flottaient autour de nous, tandis que retentissait l’air du chant « O Strassburg, O Strassburg », joué par un ensemble de la police allemande. Puis, le docteur Ernst, le Chef du Service d’Aide, nous salua en alsacien : « Nous savons ce que représente ce retour pour vous, nous nous en réjouissons avec vous… nous savons ce que vous avez subi ; le Service d’Aide alsacien vous aidera à travailler hardiment pour un avenir meilleur...» On nous servit des rafraichissements, tandis que s'élevèrent d’autres chants : le « Deutschland über alles » et le «Horstwessel lied ». Mes compatriotes débordaient de joie de retrouver leur région et ils semblaient trouver à leur goût cet accueil attentionné. Des soldats nous aidèrent à porter nos bagages jusqu’à des véhicules qui nous attendaient pour nous conduire chez nous. Je n'avais pas encore dix-sept ans mais je compris immédiatement que plus rien ne serait comme avant. Les Allemands étaient en Alsace chez eux : nous allions devoir devenir allemands... Pour l'instant, ils essayaient de nous séduire.
Chapitre 2 De l’indignation au refus de la nazification
Employé dans une imprimerie, Paul découvre que, comme lui, d'autres Strasbourgeois refusent les conséquences de l'annexion.
Dès notre retour, j’avais rapidement trouvé un emploi d’apprenti typographe dans une petite imprimerie située dans le quartier de la Krutenau. Mon travail consistait à imprimer toutes sortes de documents rédigés en allemand, au service de l’occupant. Un soir, alors que je rentrais chez moi, le virage que j’empruntais pour accéder au quai m’empêcha de voir arriver, sur la gauche, une Mercedes noire lancée à vive allure ! Je ne dus la vie qu’à un prodigieux réflexe qui me fit faire un écart presque à angle droit ! Je repris ma route et aperçus au loin L’ESCA. L'impressionnant immeuble abritait maintenant la résidence du Gauleiter Wagner...Tous les noms de rues, de places, de bâtiments, avaient été germanisés. Désormais les nazis contrôlaient la ville que j’aimais ! Et tous ces drapeaux avec leurs croix gammées accrochés sur les colonnes de l’ESCA ne faisaient qu’attiser mon irritation. Devant l’entrée de l’imposante bâtisse, de grosses voitures à l’air menaçant se pressaient pour rentrer dans un parking surveillé par deux gardes munis de fusils d’assaut. Je reconnus l'imposante Mercedes qui avait failli me renverser ! Continuant sur l'Hidenburgstrasse, nommée ainsi en l’honneur de Paul von Hindenburg, le président du Reich au moment de l'accession d'Hitler au pouvoir, je me retrouvai bientôt sur la Bismarckplatz, autrefois place de la République. L’automne, déjà installé depuis longtemps, faisait s’embraser les arbres et recouvrait le sol d’un tapis orangé qui donnait à la place une beauté sans pareille. Mais cette année-là, un immense potager, improvisé par les habitants affamés, remplaçait les parterres fleuris. Mon chemin me mena SangerhaussStrasse. Là, des nazis gardaient l'immeuble sinistre de la Gestapo. Chez moi, à table, je ne pus m’empêcher de faire éclater ma colère : « Les nazis sont partout. Strasbourg est défigurée. Ils ont changé notre nom de famille ! Maintenant, on s'appelle Bernart ! Ils nous interdisent de parler français ! Ils ont fermé nos librairies et brûlent nos livres ! Les maîtresses de l'école de Jeanne ont été remplacées ! Et ma soeur devra peut-être faire partie des Jeunesses Hitlériennes ! Comment supporter tout cela ? - Ne parle pas si fort, intervint mon père, on pourrait t'entendre ! C'est dangereux ! Les Allemands arrêtent tous ceux qui expriment leur désaccord ! » Je me tus. A quoi me servirait de me disputer avec mon père ?
Chapitre 3
Vers l’engagement
La perspective de l'incorporation au RAD décide Paul à prendre une décision qui va changer le cours de sa vie.
Quelques semaines plus tard, alors que j'effectuais une livraison, les caractères gothiques d'une grande affiche attirèrent mon attention. Je descendis de bicyclette pour mieux voir. Un Allemand en uniforme me confirma qu’une manifestation du parti nazi se déroulerait le lendemain près des ruines de la synagogue. Tous les Strasbourgeois devraient y assister, c'était obligatoire... Toutes ces obligations ! C'était insupportable ! Le jour suivant, je me rendis en famille sur les lieux de la manifestation. Il y avait foule. Je me faufilai vers l’avant pour mieux voir. Salué par une fanfare et par toute une assemblée au bras levé, le Gauleiter Wagner apparut et s’avança sur la tribune pour entamer son discours. Je me dis que je ne pourrais jamais me résigner à cette vie-là, dans l'ordre voulu et imposé par les nazis. Un jeune homme, près de moi, soupira. J’engageai alors, à voix basse, la conversation. Lui non plus ne supportait pas la présence des nazis. - Le mois dernier, me dit-il, la synagogue a été incendiée. Les Juifs sont expulsés, leurs biens sont confisqués. Partout, on les persécute. La violence des nazis n’a pas de limites. La Gestapo est partout et arrête les gens à tour de bras. A Schirmeck un camp a été ouvert pour redresser les Alsaciens contestataires. D’un coup, je me sentis pris au piège et impuissant. - Garde espoir, une résistance reste possible, crois-moi ! Son regard était si intense que j’en tressaillis, puis il tourna les talons et disparut dans la foule. Sur le chemin du retour, les idées se bousculaient dans ma tête. Et si ce jeune homme avait raison ?
En ce début du mois de mai 1941, un événement accrut les tensions qui divisaient les Strasbourgeois. Le 8 mai, un attentat avait eu lieu contre le Gauleiter Wagner. Le lendemain matin, à l’imprimerie, les silences réguliers des machines laissaient entendre des bribes de conversations qui mêlaient faits réels et rumeurs. Je surpris quelques mots, «la main noire», «Marcel Weinum». D’après ce que je compris, «La Main noire», une organisation résistante antinazie, était à l’origine de l’attentat. Je repensai alors à ce jeune homme croisé lors de la première manifestation du parti nazi, en octobre dernier. N’avait-il pas évoqué une résistance possible ? Faisait-il partie de «La Main noire» ? La voix d’un ouvrier que je ne connaissais pas s'éleva d'entre les machines : « Les Allemands sont là, l'Alsace est annexée, il faut l'accepter. Ces attentats ne servent à rien !» A ces mots, je ne pus m'empêcher d'intervenir : - Accepter que l'Alsace soit allemande, que la France soit occupée ? Que les valeurs de la République soient bafouées ? « Liberté, égalité, fraternité? Tu t'en souviens ? » - Tu ne pourras rien y changer ! - Alors on accepte tout ? Les expulsions, les arrestations, le camp de Schirmeck ? - On n’a pas le choix ! Quand tu recevras ton ordre d’incorporation au RAD, tu feras comme les autres ! A ces mots, l’homme haussa les épaules et reprit son travail. Autour de nous, les autres employés, peut-être parce qu'ils ne voulaient pas prendre parti, s’affairaient en silence. Jean, un apprenti comme moi, nous écoutait attentivement. A son expression, je compris qu’il était de mon côté.
Le jour arriva où je reçus une lettre qui contenait ma convocation au conseil de révision du bureau de Strasbourg. Je devais accomplir le « Reichsarbeitsdienst ». Et le RAD, c’était l’antichambre de l’incorporation de force dans l’armée allemande. Je le savais, Jean me l’avait expliqué. Je n’irais pas, c’était hors de question ! J’avais pris ma décision : je quitterais l’Alsace ! Jean allait m’aider. Il avait un contact dans les Vosges qui me permettrait de franchir la frontière. Mais je devais protéger ma famille. Le risque de représailles était bien réel. J'écrivis une lettre à double sens.
« Papa, Maman, Je m’en vais. N'essayez pas de m’en dissuader, c'est inutile. Les nazis ont envahi notre pays, nos rues, nos maisons. Avec leur discours de propagande pétri de mensonges, ils empoisonnent nos esprits et nos coeurs! Comment pouvez-vous accepter que Jeanne fasse bientôt partie des Jeunesses Hitlériennes où on lui apprendra la haine des autres ? Vous soutenez les monstres qui brisent nos valeurs républicaines et l’unité de la France !
Je vous quitte. Reviendrai-je un jour ? Dans 1000 ans peut-être. Strasbourg n’est plus vivable pour moi. Libre, je veux être libre ! Je ne peux plus vous considérer comme mes vrais parents. Vous êtes devenus comme eux. Aime les nazis ! Comment avez-vous pu me demander cela ? Paul
Pour protéger ses parents, Paul leur a écrit une lettre codée.
Chapitre 4
A travers les Vosges, jusqu'à Moussey, village résistant
En traversant les Vosges pour rejoindre la France occupée. Paul découvre l'héroïsme des passeurs et des habitants de Moussey.
Geneviève par Yasmine
Je remis en place mon écharpe. En gare de Fouday, le vent était glacial ! Un homme que je ne connaissais pas m'avait dit de descendre du train, de ne pas continuer jusqu'à Salm, où je risquais d'être arrêté par les douaniers allemands. A présent, je devais l'attendre ! Un homme que je ne connaissais pas ! L'estomac noué, je pris conscience que mon voyage ne faisait que commencer : j'avais laissé derrière moi Strasbourg et ma famille pour plonger dans l'inconnu. Une demi-heure s’écoula lentement. Toujours personne ! Pourvu que ma famille ne subisse pas de représailles ! Pourtant, malgré toutes mes appréhensions, je sentais que j'avais fait le bon choix. Je sais aujourd'hui que c'est la meilleure décision que j'aie jamais prise. L'homme du train arriva enfin. Il me dit qu'il s'appelait Hubert Ledig, qu'il m'emmenait chez lui et qu'il me ferait passer la frontière dans la nuit. Nous nous mîmes en route pour le lieu-dit La Claquette, près de La Broque Dans la cuisine de sa maison, trois autres jeunes hommes étaient assis autour de la table, autour d'un repas. Comme moi, ils refusaient l'incorporation au RAD. Hubert Ledig nous expliqua que nous allions emprunter le chemin des Allemands à Salm pour franchir la frontière et rejoindre Moussey, en France occupée. Cela représentait quatre à cinq heures de marche. Vers trois heures du matin, Michel Ferry et deux autres hommes nous rejoignirent. Après avoir enduit nos souliers de piment pour ne pas être flairés par les chiens, nous nous mîmes en marche. Du groupe, les passeurs étaient les seuls à disposer d'une lampe. Ils partaient les premiers, en éclaireurs. Puis, ils revenaient nous chercher. Et nous avancions ainsi, de cinquante mètres en cinquante mètres, dans un parfum de terre et de fougères. Lorsque nous atteignîmes la frontière, nous marquâmes une pause. Il fallait attendre la relève, composée d'un ou deux douaniers, parfois avec un chien. Hubert Ledig passa la frontière le premier. Avec sa lampe, il nous fit un signal. C'était vert, nous pouvions passer ! Nous reprîmes notre marche, avec plus de prudence que jamais. A tout moment, le pire pouvait survenir. Chaque craquement de brindille nous faisait sursauter. Soudain, nous entendîmes un bruit ! Une masse brune se détacha au loin… Ouf ! ce n'était qu'un sanglier. J’avais été près de m'évanouir… Le jour se levait, une lumière dorée inonda la montagne et sa forêt dans un entrelacs de jaunes et de verts magnifiques. Bientôt, les contours d’un village se dessinèrent derrière les branches des sapins noirs des Vosges. Moussey ! En France ! Nous avions réussi ! Tout à coup, nous vîmes à travers les branches un bûcheron qui partait au travail. Immédiatement, nos passeurs nous firent signe de faire halte. Le bûcheron tenait sa hache comme une canne, cela signifiait que les Allemands patrouillaient. Nous quittâmes aussitôt le chemin pour nous cacher dans les buissons. Les Allemands s’approchaient. La tension était palpable… L’un d’entre eux cria : « Es gibt etwas nach hinten ! » et ils rebroussèrent chemin. Nous nous extirpâmes de notre cachette et filâmes le plus loin possible. Nous étions proches des premières maisons du village lorsque nous prîmes congé d'Hubert Ledig et de Michel Ferry. Sur le chemin, je repérai rapidement que devant la façade de la troisième maison à droite, un drap blanc était étendu. Cela signifiait que la voie était libre. Je descendis donc sans crainte jusqu'à la maison. Une belle jeune femme d'une vingtaine d'années ouvrit et m'invita à entrer. Elle venait de rentrer et portait encore son imperméable. Elle me sourit et, d'un geste, me fit m'asseoir. Je pus enfin reposer mes jambes meurtries d'avoir marché toute la nuit. Mon hôtesse qui s'appelait Geneviève m'offrit un grand bol de chicorée ainsi qu’une large tranche de pain. J'étais affamé et reconnaissant.
Nous fûmes bientôt rejoints par Martin, le mari de Geneviève. Il m'expliqua que j'allais rencontrer à Moussey des gens qui m'aideraient à gagner la zone libre. Et pour commencer, nous étions attendus à la gendarmerie ! Ma mine perplexe fit rire Martin : - Ici, Paul, les gendarmes sont nos amis, tu verras ! Mais avant, fais-toi beau ! Mon hôte prit le temps de m'accompagner chez le photographe, près de la mairie et de l'école. Il fallait attendre que les photographies soient développées. Alors, j'accompagnai Martin à l'usine textile Laederich où il était employé, et, avec l'autorisation du directeur, Monsieur Py, je l'aidai comme je pus, jusqu'au soir. Après quoi, je me présentai à la gendarmerie. Le gendarme qui m'accueillit finissait juste de terminer ma nouvelle carte d'identité, une fausse carte, plus vraie que nature, confectionnée avec le matériel de la République ! Désormais, je m'appelais Paul Renard. Les gendarmes avaient pris soin de choisir pour mon lieu de naissance un village dont toutes les archives avaient été détruites par les Allemands, ce qui rendait toute tentative de vérification impossible. J'eus à peine le temps de remercier chaleureusement ce gendarme qui m'offrait la liberté. Déjà il s'apprêtait à recevoir un autre clandestin. Je passai encore une soirée et une nuit chez Martin et Geneviève, mes amis francophiles et patriotes, dont je n'oublierai jamais la générosité. Le lendemain, Martin m'avait arrangé un rendez-vous avec Monsieur Py qui allait me permettre de gagner Lyon, où j'avais un cousin. - Ces jours-ci, les contrôles dans les trains se multiplient. C'est dangereux. Deux camionnettes de livraison vont quitter l'usine pour Nancy. Là-bas, vous demanderez Jacques, il vous indiquera un moyen de rejoindre Lyon. Qu'en pensez-vous ? J'acceptai avec reconnaissance. Devant l'usine, plusieurs hommes s'affairaient autour des deux véhicules. Je pris place à l'arrière de l'un d'entre eux, avec, à mes côtés, deux autres passagers clandestins, dissimulés dans les ballots d'étoffe. Je n'oublierai jamais Hubert Ledig et Michel Ferry, Martin et Geneviève, les gendarmes, Jules Py... Ces hommes et ces femmes formidables qui accompagnèrent mes premiers pas vers la liberté. J'allais d'ailleurs bientôt découvrir, qu'ailleurs en France, d'autres passeurs héroïques aidaient les fuyards à la recherche d'un abri en zone libre. Grâce à un boulanger, frontalier de la ligne de démarcation, et donc détenteur d'un laissez-passer spécial, je pus franchir cette frontière intérieure. Caché sous les sièges de la camionnette avec laquelle il faisait ses livraisons, je repensai avec émotion à ma région et aux miens. Mais j'allais bientôt pouvoir m'engager pour libérer la France et ma région. L'espoir pouvait renaître.
Chapitre 5
Dans les rues de Lyon, presse clandestine et renseignement
L'arrivée des Allemands en zone libre rend les activités clandestines de Paul et de ses amis particulièrement dangereuses.
,À Lyon, un ami, me fit entrer dans l’imprimerie d'Henri Chevalier dans laquelle il travaillait. Cette imprimerie recelait un secret : la journée, les employés obéissaient à la censure imposée par les nazis et imprimaient des documents autorisés…, mais la nuit, l’imprimerie abritait des activités clandestines. Dès le début de la guerre, Chevalier avait utilisé son matériel pour imprimer des tracts et des affiches, il éditait maintenant un journal Franc Tireur et collaborait avec Henri Dunois, qui animait le journal et le réseau de Résistance Le Coq enchaîné. Et les journaux imprimés en cette heure tardive n’avaient rien à voir avec ceux de la journée ! Ceux-là disaient la vérité et guidaient les Résistants. Avec les hommes de l'imprimerie, nous partagions les mêmes idéaux de justice, de liberté, le même amour pour notre Patrie. Nous étions communistes, républicains ou chrétiens comme nos camarades des Cahiers du témoignage chrétien. Il y avait aussi chez moi la fierté de savoir que des Alsaciens était actifs auprès de ces journaux et dans la Résistance. Aussi je n'hésitai pas un instant quand on me demanda mon aide. J’acceptai de collaborer à l’impression du journal clandestin. Je me sentais enfin utile, je pouvais enfin agir, je m'engageais dans la clandestinité ! Pour la première fois depuis mon départ d’Alsace, j’éprouvais de la confiance et de l’espoir. Mais, depuis novembre, et l'invasion de la zone sud, les Allemands s'étaient installés à Lyon. Ils étaient partout et le climat avait changé. Avec cette nouvelle situation, pour les Résistants que je fréquentais, j’étais un bon élément : je parlais l'allemand, et c'était un avantage à ne pas négliger. Un jour en effet, l'un d'eux, Léon, vint à ma rencontre et me parla à l'écart : - Tu es efficace et discret, Paul. Et puis, tu comprends l'allemand. Nous avons besoin de toi. Certains cafés du centre ville sont fréquentés par les Allemands. Tu pourrais épier leurs conversations et nous les rapporter. Même s’il y a peu de chances… Qui sait ? Peut-être pourrions-nous obtenir quelques informations précieuses ? Qu’en dis-tu ? Tu auras du temps pour écrire ton journal... J’acceptai avec enthousiasme. - Surtout, ne te fais pas repérer, agis simplement comme un client. Le soir même, j’étais installé à la table du restaurant lyonnais, « Le Moulin à vent » fréquenté par des officiers allemands et des membres de la Gestapo toute proche. Devant un verre de Brouilly, ma mission pouvait enfin commencer. Je passais ainsi des heures à écouter des conversations souvent peu intéressantes. Mais parfois des renseignements sur des mouvements de troupes, des arrivées d'armements, valaient la peine et je les transmettais. Un jour une conversation me glaça le sang : un homme important venait d'être arrêté, un groupe de Résistants démantelé... Quelques jours plus tard nous apprîmes qu'il s'agissait de Jean Moulin. J'eus la bonne idée de ne pas me rendre au restaurant le 26 juillet 1944. Un groupe de Résistants y avait placé une bombe. Il n'y eut pas de victimes mais la vengeance allemande fut terrible : cinq hommes arrachés à la prison de Montluc furent abattus en pleine rue, devant les restaurants, à midi le lendemain. Lorsque je passai sur les lieux dans l'après-midi les corps des malheureux gisaient encore sur le sol. Nous n'avions encore rien vu. Tous les soirs, en prenant mon dîner, j'écoutais la BBC et mi-août une grande nouvelle était arrivée : les troupes anglo-saxonnes et deux armées françaises sous les ordres du général De Lattre de Tassigny avaient débarqué en Provence ! Je compris bientôt que la 1ère Armée de de Lattre allait traverser Lyon, pour remonter la France et combattre les Allemands dans le nord-est. A mesure que les hommes progressaient, la répression allemande et celle de la milice devenaient plus féroces. Enfin début septembre, les Forces Françaises arrivèrent à Lyon, après avoir libéré Marseille, Aix, Toulouse... Après les années noires la ville respirait. C’était fantastique de pouvoir sortir des drapeaux français et rencontrer des hommes et femmes d'origines, de cultures et d’opinions si diverses, arrivés avec l'armée française. Nous découvrîmes ainsi la grande importance des Africains dans les Forces Françaises du général de Lattre.
Chapitre 6
Avec la Brigade d’Alsace-Lorraine, les armes à la main
Désormais engagé auprès de la célèbre brigade, Paul remonte vers l'Alsace.
Je savais que beaucoup d'Alsaciens, à Lyon, en Savoie, dans le Périgord, dans le Limousin, en Auvergne et en Suisse, s'organisaient pour participer à la libération de l'Alsace et de la Moselle. J'eus la chance de pouvoir être intégré dans l'un de ces groupes : la Brigade d'Alsace-Lorraine, menée par André Malraux, cet écrivain que j'avais découvert au début de la guerre. J’allais enfin pouvoir réellement m'engager pour libérer l'Alsace ! La Brigade d'Alsace-Lorraine, intégrée à la 1ère Armée du général De Lattre, remonta alors la vallée du Rhône. Nous étions environ deux mille. Parmi nous, il y avait des républicains, des chrétiens, des communistes. Malgré nos différences, un même idéal de justice et de liberté nous animait. Le voyage fut éprouvant, nous avons beaucoup marché, dormi dans des hébergements de fortune. Parfois, un peu de confort nous était donné et nous pouvions alors voyager dans des véhicules militaires. Ce fut difficile ! Mais l'espoir du combat imminent et la solidarité qui nous liait nous permettaient de tenir bon. Un soir, alors que nous étions au repos, le Colonel Berger, c'est-à-dire André Malraux en personne, se joignit au petit groupe que je formais avec d'autres camarades. Je l'admirais déjà beaucoup, j'avais lu l'Espoir, son livre le plus célèbre. Le parcours de cet homme était tout simplement exceptionnel : son engagement anticolonialiste en Indochine, ses combats aux côtés des Républicains espagnols en 1936-1937... Cet homme admirable dégageait beaucoup d'énergie. Et c'est cet homme-là qui s’assit près de moi, très simplement ! Il me regarda avec attention et, tout en allumant une cigarette, il me demanda : - "Pourquoi t’es-tu engagé, toi ? - Parce qu'à Strasbourg, les nazis nous ont volé notre patrie, notre langue, notre culture, notre liberté. Tout ce qui fait notre humanité. Alors j'ai décidé de quitter l'Alsace. A Lyon, j'ai travaillé pour un journal clandestin, tout en effectuant des missions de renseignement. Mais j'avais envie d'agir encore plus concrètement et de participer au combat pour libérer la France."
Fin septembre, le général de Lattre entreprit de libérer les crêtes des Vosges, afin d'atteindre le Thillot et franchir le col de Bussang jusqu'à Mulhouse. Engagé dans cette attaque avec La Brigade d'Alsace-Lorraine, je vécus mon baptême du feu. Progressant lentement à travers les bois de sapins, nous réussîmes à libérer la vallée de la Moselle mais, malheureusement, nous fûmes arrêtés au seuil des Vosges. Vingt-cinq jours plus tard, le général de Lattre nous rappela pour défendre la seule route d'entrée et de ravitaillement de la 1ère Armée en Alsace. Ce même jour, alors que j'écoutais la BBC sur le poste de radio commun, en me concentrant sur les paroles du présentateur anglais, une extraordinaire nouvelle fut annoncée et je criai de joie : la deuxième division blindée commandée par le général Leclerc avait libéré Strasbourg ! Cette nuit-là resterait gravée dans ma mémoire : tous les membres de la Brigade qu'ils soient alsaciens ou non, se mirent à danser, à crier, à pleurer. Ce pourquoi nous nous étions battus était advenu ! J’éprouvais alors - et j'éprouve encore - une immense reconnaissance pour le général Leclerc et pour les soldats d'Afrique qui avaient joué un rôleimportant dans la libération de notre région. Le serment de Koufra avait été tenu ! Nous partîmes, quant à nous, défaire, sous une pluie battante, la défense ennemie de Ballersdorf et de Dannemarie et libérer les premiers villages alsaciens. Sept cents Allemands furent faits prisonniers. Mais les combats nous avaient fait perdre quarante-cinq hommes, dont beaucoup étaient mes amis. J'éprouvai non seulement de la douleur mais aussi une rage dirigée contre le monde entier.
Chapitre 7
Strasbourg libre
Arrivé dans Strasbourg libéré, Paul retrouve sa famille. Mais la joie est de courte durée.
Le 6 décembre 1944, après une lente progression le long des Vosges aux côtés de nos camarades de la 3ème Division d'Infanterie algérienne, nous entrâmes dans Strasbourg libérée. Les combats avaient été particulièrement éprouvants. Des tireurs allemands embusqués avaient résisté plusieurs heures. Neuf Résistants du Réseau Alliance avaient été exécutés par la Gestapo et leurs corps jetés dans le Rhin. Les emblèmes nazis avaient déjà été retirés mais la ville portait la marque des nombreuses destructions dues aux bombardements alliés des mois d'août et de septembre. J'étais très impatient de retrouver ma famille. Tant de saisons s'étaient écoulées sans que nous n'ayons pu échanger des nouvelles, c'était la condition pour ne pas les mettre en danger. C’est Jeanne qui ouvrit la porte ! Quelle émotion ! Jeanne avait beaucoup grandi mais elle avait toujours au fond des yeux ce feu espiègle que les Allemands n’avaient pas su éteindre. Derrière Jeanne, se découpèrent les silhouettes de ma mère et de mon père. Les mots ne suffisent pas à décrire l'émotion de nos retrouvailles. Que de larmes ! Il y avait malgré tout une ombre à ce grand bonheur. Mes parents n'avaient aucune nouvelle de Georges, ni d'aucun membre de sa famille.
Je pensais avoir retrouvé définitivement ma famille mais la contre-offensive allemande, fin décembre 1944 , contraignit mes parents et ma soeur à fuir à nouveau vers les Vosges. Heureusement, la Croix-Rouge prit soin des réfugiés. Strasbourg était de nouveau menacée par les troupes allemandes toutes proches. Le 7 janvier 1945, nos troupes firent sauter le pont de Kraft pour empêcher la progression des Panzer allemands. Fin janvier, au terme de violents combats, Strasbourg était définitivement sauvée. J'avais apparemment repris le cours d'une vie normale. Mais tant de proches n'étaient pas revenus... La guerre avait laissé beaucoup de cicatrices. Ni Georges, ni aucun membre de sa famille, n'était revenu. Nous avions appris qu'ils avaient été dénoncés à Montpellier en 1944, arrêtés et déportés. Ils étaient juifs.
J'avais tenu à reprendre contact avec ceux qui m’étaient venus en aide aux premières heures de mon parcours. Ce soir-là, je pus revoir Martin, qui m'avait hébergé à Moussey. Alors que nous étions attablés dans une winstub, il me livra alors le récit glaçant des événements survenus dans son village, à la fin de l’été 1944.
Chapitre 8
Maquisards et SAS : le récit de Martin
Martin avait accueilli Paul à Moussey. Il lui raconte l'extraordinaire épisode du parachutage des SAS et les exactions commises par les Allemands.
Moussey, village résistant vu par Kaïto.
« Dans la nuit du 13 au 14 août 1944, les Britanniques, qui voulaient favoriser la percée des blindés de la 3ème Armée du général Patton vers Strasbourg, ont largué des containers d’armes, de munitions et onze parachutistes anglais du 2ème Special Air Service Régiment. Nous étions plus d’une centaine de maquisards de Moussey, et de la vallée du Rabodeau à participer à la mise en lieu sûr, en forêt, de ce précieux matériel. Je devais, quant à moi, prendre en charge pour la nuit deux SAS.
« Le 17 août, nous sommes retournés sur le lieu du parachutage et avons méticuleusement fouillé les environs pour ne rien oublier sur place qui aurait alerté les Allemands. Notre travail fut interrompu par l’arrivée du garde-chasse, qui était un des nôtres. Vite ! Il fallait fuir ! Manifestement, les Allemands étaient bien renseignés, parce que plusieurs colonnes de véhicules allemands se dirigeaient droit sur nous. Ni une, ni deux ! Nous avons fui aussi vite que possible et nous nous sommes cachés dans la montagne, avec les parachutistes anglais. Malheureusement, plusieurs de nos camarades ont été tués et d’autres faits prisonniers. A Quieux, j’ai retrouvé ma femme, qui m’a appris que les Allemands avaient été avertis du parachutage. De terribles représailles s’annonçaient. A Moussey, les heures qui ont suivi ont été terrifiantes.
« Le 18 août, à l’aube, d’importantes troupes allemandes ont investi Moussey. Un officier allemand a exigé du maire, M. Py, une liste de dix otages. Les membres du conseil municipal ont été réunis à la hâte. Sur une feuille de papier, M. Py a inscrit son nom, imité par tous les conseillers municipaux. L’Abbé Gassmann qui revenait de sa visite aux malades ajouta sans hésitation son nom aux neuf autres. Les dix otages ont été conduits dans le sous-sol de l’usine textile Laederich, après quoi, ils ont été relâchés. Mais, durant la journée, les Allemands ont découvert des armes, des parachutes, des munitions et, dans une sacoche abandonnée, la liste nominative de tous les gens de Moussey qui avaient participé au parachutage du 13 août. Alors, vers dix-sept heures, tous les hommes de Moussey ont été réunis et cinquante-deux d’entre eux ont été arrêtés, enfermés sous la garde d’une sentinelle armée d’une mitrailleuse. Parmi eux, les cinq gendarmes de Moussey. Si j'ai échappé à cette arrestation, c'est parce que mon nom avait été mal orthographié et qu’il manquait mon prénom… Le lendemain, les cinquante-deux hommes ont été embarqués dans des camions pour le camp de Schirmeck. « En août, la répression s'est intensifiée. La libération de Paris, le 25 août, et la présence de la 1ère Armée à Lyon avaient incité les Allemands à envoyer des troupes expérimentées renforcer deux bataillons qui avaient pour mission de « nettoyer » le Donon. C'est alors que la Gestapo a été avertie de la présence de 1400 maquisards dans le secteur de Moussey, où de nouveaux parachutages ont eu lieu les 14, 18 et 22 septembre. « Le dimanche 24 septembre, vers sept heures du matin, des soldats, l’arme au poing, frappent aux portes des maisons et en extirpent brutalement les occupants. Tout le monde est à nouveau rassemblé dans la cour de l'usine Laederich. Un officier de la Gestapo s’adresse au maire, Jules Py : si dans vingt minutes, les cinquante jeunes gens qui ont participé aux parachutages ne se dénoncent pas, tous les hommes seront déportés et le village sera entièrement brûlé. Le maire fait preuve d’un sang-froid mémorable. Les Mousséens sont exemplaires : personne ne parle, personne ne dénonce qui que ce soit… Le village n’a pas été incendié mais Jules Py et cent quarante-trois hommes âgés de 17 à 50 ans ont été emmenés et, pour la plupart, déportés. Ce jour-là, j’étais caché dans le maquis, j’ai échappé de justesse à ces événements tragiques. La vie a repris son cours mais nous ne pourrons jamais oublier. » Lorsque Martin se tut, j’étais bouleversé.
Epilogue
Combattre pour des valeurs
Je m'étais engagé, j'avais quitté ma région et ma famille, sans être conscient des raisons qui m'y avaient poussé. Au contact des hommes et des femmes que j'ai rencontrés, à Strasbourg, à Moussey, à Lyon et dans la Brigade d' Alsace-Lorraine, j'ai mieux compris ce qui m'avait animé. Les valeurs qui étaient les miennes, je les comprends aujourd'hui. Elles ont pour nom le courage, l'amour de la patrie, la liberté, l'antiracisme et la solidarité... En ce moment précis, je pense à mes frères alsaciens et mosellans. Et à tous mes camarades de la France intérieure. A tous ceux qui, comme moi, se sont engagés pour faire triompher la démocratie et la France. Combien d'entre eux ont-ils payé du sacrifice de leur vie la défaite des nazis ? Combien d’entre eux ne connaîtront pas le bonheur de notre liberté retrouvée ? A ces hommes et ces femmes, je dédie mon récit.